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penser la musique
16 février 2012

Le vent du silence

Le vent du silence, c'est un peu la constatation que la philosophie européenne ne laisse que le silence comme moyen d'expression à la pensée extra-européenne. Si depuis Debussy, Messiaen, pour ne citer qu'eux, la pensée musicale extra-européenne est largement intégrée dans la pensée musicale tout court, on ne trouve pas cette même ouverture dans la philosophie. Reprenant un des seuls textes philosophiques mettant en regard pensée européenne et pensée japonaise, Wehen der Stille a été conçue en collaboration avec Wilhelm Bruck, un des musiciens principaux de Mauricio Kagel, il a repris l'année dernière l'impressionnant Zwei-Mann-Orchester.

Voici le texte de présentation de Wehen der Stille, distribué lors de la première dans le Hall de Carré d'Art à Nîmes le 6 avril 2008:

FREDERIC MAINTENANT : WEHEN DER STILLE (2007-2008) – pour Guitarrón,
3 Actions de Théâtre Musical en hommage à Wolf Vostell – dédié à Wilhelm Bruck.
(Carré d’Art, Nîmes, 04/04/2008)

L’appropriation des instruments exotiques, c’est-à-dire non-européens, par la musique contemporaine m’intéresse en particulier depuis ma collaboration avec les South Bank Gamelan Players en 2000.
Le Guitarrón mexicain est un instrument semi exotique puisqu’il s’est développé indépendamment à partir de l’ancêtre de la guitare, importé au Mexique par les colons espagnols. Il s’agit d’une grosse (suffixe – ón) guitare, donc, en fait, d’une guitare basse à 6 cordes un peu comparable, dans sa tessiture, à la contrebasse.
La beauté mystérieuse de l’instrument et sa résonance claire et douce m’a inspiré particulièrement, mais pas dans son écriture traditionnelle. En effet, en général, le Guitarrón est la basse des Mariachis, ensembles traditionnels mexicains comprenant violons, trompettes, diverses guitares, parfois des flûtes, et liés à des activités festives.  Il est à noter que Mauricio Kagel, Jurg Widemann ont déjà utilisé de façon détournée le Guitarrón.
L’expèrience directe avec l’instrument m’a fait découvrir la possibilité de transformer acoustiquement et métaphoriquement le Guitarrón en Koto, instrument traditionnel japonais.
L’occasion de composer une pièce pour l’exposition Vostell du Carré d’Art de Nîmes m’a conduit à un détournement supplémentaire avec l’utilisation de 3 archets pour obtenir des sonorités proches des actions musicales de Vostell.
Plusieurs fils conducteurs sont sous-jacents à Wehen der Stille : de prime abord Aus einen Gespräch von der Sprache (1953-54) de Martin Heidegger traduit par D’un entretien de la parole, d’où sont tirés le titre Wehen der Stille et les mots dits par Wilhelm Bruck. Ce texte est un dialogue entre un traducteur japonais et un philosophe allemand dont l’objet est, en partie, de comprendre comment la notion très européenne d’esthétique se traduit en japonais, introduisant ainsi la notion d’Iki, et se référant au philosophe japonais Kuki Shûzô. Voici l’extrait du texte utilisé dans Wehen der Stille :

D. — Le mot japonais pour « parole », comment dit-il ?
J.        (après avoir encore hésité) — Il dit « Koto ba ».
D. — Et cela veut dire ?
J. — Ba nomme les feuilles, mais aussi et en même temps les pétales.
Pensez aux fleurs de cerisier et aux fleurs de prunier.
D. — Et que veut dire Koto ?
J. — Répondre à cette question, voilà qui est suprêmement difficile. Pourtant, ce qui en facilite la tentative, c’est que nous avons osé préciser et situer l'Iki : le pur ravissement de la paix du silence en son appel. Or le souffle, le vent de cette paix qui mène à soi et approprie ce ravissement et son appel, c’est : ce qui gouverne la venue de ce ravissement. Mais Koto nomme toujours aussi ce qui chaque fois ravit, donc le ravissant lui‑même venant rayonner dans l'instant qui ne se répète jamais, avec la plénitude persuasive de sa grâce.
D. — Koto serait alors l'appropriement de l'éclaircissante annonce de la grâce.
(traduit par François Fédier, 1976)
(F) Wie heißt das japanische Wort für „Sprache“?
(J) (nach weiterem Zögern) Es heißt „Koto ba“.
(F) Und was sagt dies?
(J) ba nennt die Blätter, anch und zumal die Blütenblätter. Denken Sie an die Kirshblüte und an die Pflaumenblüte.
(F) Und was sagt Koto?
(J) Diese Frage ist am schwersten zu beantworten. Indessen wird ein Versuch dadurch erleichter, daß wir das Iki zu erlaüten wagten: das reine Entzücken der rufenden Stille. Das Wehen der Stille, die dies rufende Entzücken ereignet, ist das Waltende, das jenes Entzücken kommen laßt. Koto nennt aber immer zugleich das jeweils Entzückende selbst, das einzig je im unwiederholbaren Augenblick mit der Fülle seines Anmutens zum Scheinen kommt.
(F) Koto ware dann das Ereignis der lichtenden Botschaft der Anmut.

Les autres fils conducteurs sont:
. Le mythe de Pygmalion, mais aussi la scène lyrique Pygmalion (1770) dont le livret est de Jean-Jacques Rousseau et qui constitue le premier mélodrame : la voix ne chante pas le texte, mais le dit.
. Que Viva Mexico ! (1929-1932) de Sergeï Eisenstein, monté par Grigori Alexandrov en 1979, pour les première et troisième actions.
. Dodes’kaden (1970) de Akira Kurosawa pour l’atmosphère, les couleurs, le tragique; le rapport entre esthétique européenne et asiatique; ceci, donc, en particulier, pour la deuxième action.
. Le thème de la Fugue en si mineur BWV 869, Das wohltemperierte Klavier I (1722) de Johann Sebastian Bach, légèrement retouché, sert de motif musical dans la deuxième action.
. Un enregistrement du concert Fluxus Sara-Jevo de Wolf Vostell, le 9 septembre 1994, à la Fondation Pilar et Juan Miró de Palma de Majorque, pour la troisième action.

Remerciements : Wilhelm Bruck, Luz Estela Santos de Bruck, Toshio Hosokawa, Kyoko Kawamura, Costas Tsougras, Thomas Noll, Françoise Cohen, Delphine Verrières, Marie Reverdy, Gaëlle Reynaud, Marie Lamachère, Royds Fuentes-Imbert.

Wehen der Stille, pour Guitarrón, 3 actions de théâtre musical en hommage à Wolf Vostell, (2007-2008), 10-20mn,
composé à Paris et Cologne,
avec des extraits du texte de Martin Heidegger: Aus einen Gespräch von der Sprache (1953-54)
(D’un entretien de la parole. Entre un japonais et un qui demande),
commande de Wilhelm Bruck,
créée dans le cadre de l'exposition Wolf Vostell (13/02 - 12/05 /2008 au Carré d'art de Nîmes),
sous la direction de Françoise Cohen, avec des fonds de la ville de Nîmes,
Wilhelm Bruck : Guitarrón et voix,
Frédéric Maintenant et Wilhelm Bruck: mise en scène,
Hall de Carré d'Art, 06/04/2008, Nîmes.

 

© Frédéric Maintenant 2012

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